« Je vais te raconter une histoire, dit Caravaggio. Il était une fois un Hongrois, un dénommé Almasy, qui travaillait pour les Allemands pendant la guerre. Il avait un peu volé pour accompagner l’Afrika Korps mais il valait mieux que ça. Dans les années 30, cet Almasy avait été l’un des grands explorateurs du désert. Il connaissait la moindre mare, il avait aidé à établir la carte de la mer de Sable. Il connaissait le désert par cœur. Il en connaissait tous les dialectes. Ça ne te rappelle rien ? Entre les deux guerres, il avait passé son temps en expéditions à partir du Caire. L’une de celles-ci avait pour but Zerzura, l’oasis perdue. Lorsque la guerre éclata, il rejoignit les Allemands. En 1941, il servit de guide aux espions : il les amenait au Caire par le désert. Bref, ce que je veux te dire, c’est qu’à mon avis le patient anglais n’est pas anglais.

— Bien sûr que si ! Et toutes ces plates-bandes fleuries du Gloucestershire, qu’est-ce que tu en fais ?

— Précisément, ça fait très bien dans le décor. Avant-hier soir, lorsque nous essayions de trouver un nom pour le chien. Tu te rappelles ?

— Oui.

— Quelles ont été ses suggestions ?

— Il était bizarre ce soir-là.

— Il était bizarre pour la simple raison que j’avais doublé sa dose de morphine. Tu te rappelles les noms ? Il en a sorti huit. Cinq étaient, et de toute évidence, des plaisanteries, trois autres ont suivi : Cicéron, Zerzura, Dalila.

— Et alors ?

— Cicéron était le nom de code d’un espion. Les Anglais l’ont démasqué. C’était un agent double, puis triple. Il s’est échappé Quant à Zerzura, c’est plus compliqué.

— Zerzura, je connais. Il en a parlé. Il parle aussi de jardins.

— Mais maintenant, il parle surtout de désert. Le jardin anglais a fait son temps. Il va mourir. Je crois que c’est Almasy que tu as là-haut, l’ami des espions. »

Assis sur les vieux paniers de rotin de la lingerie, ils se regardent, Caravaggio hausse les épaules. « C’est possible.

— Je pense qu’il est anglais, dit-elle, en rentrant ses joues selon son habitude lorsqu’elle réfléchit ou se pose des questions.

— Je sais que tu l’aimes, mais il n’est pas anglais. Au début de la guerre, je travaillais au Caire… L’Axe tripolitain. L’espion Rebecca de Rommel...

— Que veux-tu dire par « l’espion Rebecca » ?

— En 1942, avant la bataille d’El Alamein, les Allemands ont envoyé au Caire un espion du nom d’Eppler. Il se servait de Rebecca, le roman de Daphné du Maurier, comme code pour tenir Rommel au courant du mouvement des troupes. Figure-toi que ce bouquin a fini par devenir un best-seller dans les Services de renseignements. Même moi, je l’ai lu.

— Tu as lu un livre ?

— Merci. Celui qui a guidé Eppler à travers le désert jusqu’au Caire, sur les ordres personnels de Rommel, c’était le comte Ladislau de Almasy. On prétendait que personne n’avait réussi à traverser cette partie du désert ; on racontait qu’au Ve siècle une armée entière y avait disparu : ils avaient traversé le Nil, et puis on n’a plus jamais entendu parler d’eux.

« Entre les deux guerres, Almasy avait des amis anglais. De grands explorateurs. Mais le jour où la guerre éclata, il passa dans le camp des Allemands. Rommel lui demanda d’accompagner Eppler au Caire en passant par le désert, car une arrivée en avion ou en parachute eût été trop remarquée. Il traversa donc le désert avec le gars et, parvenu au delta du Nil, il le remit en bonnes mains.

— Tu sembles en savoir long.

— J’étais en poste au Caire. Au Bureau égyptien. Nous les traquions. Il quitta Gialo et s’enfonça dans le désert avec une compagnie de huit hommes. Ils passèrent leur temps à dégager les camions, pris dans les dunes. Il les dirigea vers Uwaynat et son plateau de granit pour qu’ils soient assurés d’avoir de l’eau et puissent se réfugier dans les grottes, à mi-chemin. En 1934, il avait découvert là des grottes ornées de peintures rupestres. Mais le plateau grouillait d’Alliés, il ne put donc utiliser ces puits. Il repartit pour le désert. Un raid sur les réserves d’essence des Anglais leur permit de remplir leurs réservoirs. Parvenus à l’oasis de Khauga, ils revêtirent des uniformes britanniques et accrochèrent des plaques de l’armée britannique à leurs véhicules. Si jamais ils étaient repérés depuis les airs, ils se cachaient dans les oueds, et y restaient jusqu’à trois jours, complètement immobiles, dans le sable, crevant de chaleur.

« Il leur fallut trois semaines pour atteindre Le Caire. Almasy serra la main d’Eppler et s’en alla. Là, nous perdons sa trace. Il était retourné seul au désert. On pense qu’il le traversa une nouvelle fois, en direction de Tripoli. On ne devait jamais le revoir. Les Alliés finirent par arrêter Eppler et, lors de la bataille d’El Alamein, ils se servirent du code Rebecca pour faire passer à Rommel de faux renseignements.

— Je n’y crois toujours pas, David.

— L’homme qui, au Caire, aida à capturer Eppler s’appelait Samson.

— Dalila.

— Précisément.

— C’est peut-être Samson.

— Au début, c’est ce que je me suis dit. Il me rappelait beaucoup Almasy. Un amoureux du désert lui aussi. Il avait passé son enfance au Levant et connaissait les Bédouins, mais Almasy, lui, savait piloter : nous parlons de quelqu’un dont l’avion s’est écrasé au sol. Voici donc cet homme, que ses brûlures rendent impossible à identifier et qui, sans qu’on sache trop comment se retrouve à Pise, entre les mains des Anglais. Ajoutons qu’à l’entendre parler, on pourrait le prendre pour un Anglais Almasy a fait ses études en Angleterre. Au Caire, on l’appelait l’espion anglais. »

 

Assise sur le panier, elle regardait Caravaggio. « Je crois que nous devrions le laisser tranquille. À quoi bon savoir de quel côté il était ? dit-elle.

— J’aimerais rediscuter avec lui. En augmentant la dose de morphine. Pour le faire parler. À nous deux. Comprends-tu ? Pour voir où cela va nous mener. Dalila. Zerzura. L’armée perdue dans le désert. Il va falloir que tu modifies un peu sa piqûre.

— Non, David. C’est une véritable obsession, chez toi. Peu importe qui il était : la guerre est finie.

— Eh bien, je m’en chargerai. Je vais lui concocter un cocktail de Brompton. Morphine et alcool. Pas de solution physiologique. Ils ont inventé ça à l’hôpital de Brompton, pour leurs cancéreux. Ne t’inquiète pas. Ça ne le tuera pas. C’est très vite absorbé par le corps. Je peux en préparer un avec ce que nous avons sous la main. »

Elle le regardait assis sur le panier, l’œil clair, souriant. Quand la guerre tirait à sa fin, Caravaggio était devenu, comme tant d’autres, un voleur de morphine. Quelques heures après son arrivée, il avait déjà reniflé le placard à pharmacie. Les petits tubes de morphine étaient devenus sa source d’approvisionnement. On aurait dit des tubes de dentifrice pour poupées, avait-elle pensé, en les voyant pour la première fois, même si elle les avait trouvés plus que bizarres. Caravaggio en gardait deux ou trois dans sa poche pendant la journée, qu’il s’injectait. Un jour, elle l’avait trouvé en train de vomir, sous l’effet d’une surdose, recroquevillé et tremblant dans un recoin obscur de la villa ; il leva la tête mais la reconnut à peine. Elle essaya de lui parler ; il ne put que la regarder d’un air ahuri. Il avait trouvé le coffret en métal des médicaments, l’avait éventré, Dieu sait comment. Un jour où le sapeur s’était ouvert la paume sur une grille en fer forgé, Caravaggio avait cassé le bout de l’ampoule avec ses dents, sucé puis recraché la morphine sur la main brune avant même que Kip sache ce que c’était. Kip l’avait repoussé, furieux.

« Laisse-le tranquille, c’est mon patient.

— Je ne lui ferai pas de mal. La morphine et l’alcool éloigneront la douleur. »

Le patient anglais: L'homme flambé
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